A mesure que les violences prennent un caractère communautaire, les civils sont plus fréquemment ciblés sur une base ethnique, sans distinction d’âge ou de sexe. Alors que les moudjahidines principalement affiliés à AlQAIDA d’une part, et à l’Etat Islamique dans le Grand Sahara d’autre part, ainsi que groupes d’autodéfense et milices locales diversifiées ont pris progressivement le contrôle des territoires et des espaces de développement. Au fur et à mesure la présence de l’Etat s’est amoindrie dangereusement dans le centre du Mali. Les attaques meurtrières contre de nombreux villages et hameaux entre 2019 et 2020 illustrent cette situation volatile .Le gouvernement malien a sa part de responsabilité parce qu’il s’est concentré beaucoup dans la lutte antiterroriste sans suffisamment définir une stratégie idoine du processus de réconciliation nationale ni reconstruire la légitimité de l’Etat. La présentation de la crise actuelle au centre du Mali avec des récits quelquefois simplistes sur ses causes et enjeux, ne sont pas forcément nadaptée dans l’analyse de la géopolitique des conflictualités de la zone . Cela montre également comment la vision des acteurs insurrectionnels qu’on qualifie de "terroristes" de "djihadistes" ou "gens de la brousse" est dangereuse et peut alimenter davantage les conflits violents dans la région . Beaucoup de personnes pensent le 11 septembre 2011 comme le point de départ de la guerre globale contre le terrorisme international . Les guerres en Afghanistan, en Syrie, en Libye, au Sahel et dans le bassin du lac Tchad nous rappellent cependant que les trajectoires des groupes insurrectionnels armés ont été variées et différenciées. Les deux principaux groupes ALQAIDA et DAECH ont défini des méthodes différentes selon les espaces qu’ils entendent gouverner ou administrer dans le monde. La question est de savoir comment ont-ils pu passer de la guérilla permanente à une forme de gouvernance locale. Le cas du Sahel en général et du Mali mériteraient qu’on s’y attarde pour mieux décrypter la situation.
La zone du Delta Central du Niger (centre du Mali) est une des principales zones humides en Afrique de l’ouest. Elle est reliée à des zones exondées à l’est et à l’ouest. Le système est marqué par l’héritage historique de la DINA du MACINA au XIXè siècle à travers 04 systèmes de productions : système pastoral, agricole, halieutique et sylvicole. La population du Delta est une imbrication multiethnique. La région reste une référence eu égard à son modèle d’organisation socio-historique et foncière. Les modes de gestion coutumière et émergente ont connu de multiples mutations et des transformations au fil du temps.
Les multiples fragilités structurelles se sont fortement polarisées durant ces 20 dernières années dans le centre du Mali et spécifiquement dans la région de Mopti. Sur le plan géographique, on a noté essentiellement des bouleversements des capacités d’adaptation avec le rétrécissement de l’espace utile et utilisable. C’est dans ce contexte de crise multidimensionnelle qu’a émergé la Katiba Macina en 2015. Les communautés locales redéfinissent leur pratiques et leurs relations avec l’Etat créant des conflits potentiels. De multiples facteurs déclencheurs sont intervenus: fragilités des institutions, corruption, pauvreté endémique, interférences multiples dans les systèmes politiques, institutionnels et judiciaires . On a enregistré diverses mutations qui sont entre autres :
A la crise sécuritaire s’est greffée une crise de l’autorité au niveau national et local avec l’émergence de nouveaux acteurs notamment les groupes marginalisés (les bergers et les talibés) dans le centre du pays. Avec l’influence des groupes armés comme le Mouvement pour l’Unicité du Jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO) en 2012 et de la Katiba Macina en 2015, plusieurs acteurs locaux ont remis en cause l’ordre de plusieurs légitimités locales ( chefs traditionnels, coutumiers et religieux) dans le Delta central du Niger, le Seno et le Gourma central. Cette nouvelle configuration a facilité les alliances entre groupes ethniques de peuls du Seno, des Tolobé et des Jelgoobe dans la zones trois frontières (Mali, Niger et Burkina Faso) . Changement de paradigmes avec de nouveaux épicentres des conflits en 2021 (zone Bandiagara-Douentza, zone de Djenné-Mopti, zone de Niono) ayant entrainé des morts, des blessés et de nombreux déplacés internes. Est-ce un sous titre ?
À la fin de 2019 et au début de 2020, de violents affrontements ont eu lieu entre la Katiba Macina et Dawlat il Islamia, le premier étant affilié à Al-Qaïda et le second à l’État islamique, au sujet des droits de pâturage dans les bourgoutières. Cela illustre notre argument sur la politique de la matérialité qui est à l’origine des conflits violents dans cette région. Selon des sources locales, ces confrontations à l’intérieur du delta ont fait vingt-deux (22) morts en novembre et décembre 2019, et entre janvier et mai 2020, des affrontements encore plus violents ont eu lieu dans le delta entraînant la mort de cent-vingt (120) combattants. Une nouvelle série de violences intra-djihadistes s’est ensuite produite dans le Séno ainsi que dans le delta entre juillet et octobre 2020, faisant environ trente (30) morts. La Katiba Macina a surtout prévalu dans ces combats et a réussi à repousser les partisans de Dawlat il Islamia. Ce dernier groupe est essentiellement composé de Wuwarbé, Senonkobé et Filinkiriyabé des zones arides autour du Delta Central du Niger, ainsi que de quelques Peuls du Niger et du Burkina Faso.
Les familles sont issues de l’héritage et du système de la Dina du Macina du XIXème siècle . La Dina du Macina avait mis en place en 1821 une Grande assemblée ou Batu Mawdo et un code de gestion des ressources naturelles ou code de la Dina . Les conseils des familles dirigeantes sont constitués des représentants des légitimités traditionnelles, coutumières et religieuses ainsi que les représentants des familles de bergers dans le Delta central du Niger et les zones exondées d’attache du Seno, du Haire, du Gandamia et du Gourma central . Les leyde (espace géographique) du Delta central du Niger sont organisés autour de trente (30) entités socio écologiques de la région de Mopti dans lesquels ils s’insèrent dans l’organisation institutionnelle et sociologique. Cette structuration est l’une des caractéristiques de la Katiba Macina dans le centre du Mali.
Après 2015, le groupe de la Katiba Macina s’est implanté dans la région de Mopti en instaurant au départ une violence multiforme et en s’adaptant au contexte sociologique et socio-économique. Les chefs de Katiba Macina (affilié à ALQAIDA) a mis en place un djihad défensif ou administration indirecte à la différence de ceux de Dawaltil islamia (affilié à l’Etat islamique dans la grand Sahara) qui ont opté pour le djihad offensif ou administration direct. Des affrontements en 2019/2020 ont opposé les deux groupes dans la région de Mopti et dans le Gourma central. Dans la zone inondée du Delta central du Niger et de la boucle du Niger les combattants de Katiba Macina sont sortis victorieux et ont repoussé leurs adversaires vers la zone des trois frontières Mali- Burkina Faso et Niger. Depuis 2018 les chefs de la Katiba Macina ont changé de tactique en approchant les conseils des familles dirigeantes du Macina et de la boucle du Niger pour « gouverner » les entités socio-écologiques comprenant les communautés locales ainsi que les modalités de gestion de gestion des ressources naturelles. Parmi les systèmes de production, l’élevage transhumant est resté toujours dominant à côté des autres systèmes de production. Depuis 2019 les chefs moudjahidines se rendent à l’évidence de l’importance de saisir une opportunité de ce dialogue en vue de faciliter la réconciliation et la cohésion sociale durables au niveau communautaire. Les représentants des conseils dirigeants ont amorcé des discussions d’apaisement et de dialogue avec les représentants des moudjahidines basés dans le Delta central du Niger .
Selon plusieurs responsables des familles dirigeantes dans le Macina, il existe des possibilités de nouer le dialogue avec les moudjahidines de la Katiba Macina en faveur de la paix dans le centre du Mali, dans le cadre d’un dialogue avec les gouvernants du pays. La démarche envisagée doit être fondée sur une confiance réciproque entre les différents protagonistes en belligérance : les groupes insurrectionnels et l’Etat malien. Une solution à envisager consisterait à engager les conseils des familles dirigeantes du Macina (zone inondée du Delta Central du Niger) et les territoires d’attache exondée du Seno, du Haire, du Gandamia et du Gourma à l’est d’une part et du Mema, du Farimaké et du Sahel à l’ouest, d’autre part. La stratégie doit permettre de responsabiliser les familles dirigeantes (les représentants de chefferies traditionnelles, les gestionnaires des bourgoutières (jowros), les gestionnaires des terres et les gestionnaires des eaux) qui peuvent être des interlocuteurs privilégiés des djihadistes (groupes armés insurrectionnels) pour un dialogue durable dans le centre du Mali.
Plusieurs acteurs s’accordent sur l’importance de la clarification des questions suivantes :
Une question fondamentale est de savoir comment mettre en œuvre la dynamique de la feuille de route des autorités de transition après le coup d’état d’août 2020. Le plan d’action gouvernemental adopté en avril 2021 consiste à faciliter le chantier de la refondation de l’Etat. Dans la période qui s’engage, trois sentiers majeurs s’imposent, avec la même urgence. Chacun d’eux a une composante multiple qui ne peut être recensée en détail, mais leurs grandes lignes peuvent être tracées : (i) harmoniser et mieux organiser les efforts de sortie de crise, en élaborant une stratégie nationale de dialogue et de médiation, en facilitant la synergie des interventions sur le terrain, et en introduisant des outils jusque-là sous-exploités, tels que les médiateurs communautaires(comprenant des relais locaux crédibles, des légitimités traditionnelles, coutumières et religieuses, les représentants de l’administration, les parajuristes et des gens de la brousse, etc) capables de redynamiser les efforts de dialogue et les cessez-le-feu) ; (ii) promouvoir une refondation de l’Etat dans sa globalité (relation Etat-citoyen, espace-territoire, etc), procéder à des sanctions contre ceux qui sont coupables d’abus et d’exactions sur le terrain . (iii) A moyen terme, les autorités maliennes doivent s’attaquer aux causes profondes du conflit à travers une réforme profonde des mécanismes régulant l’accès aux ressources et permettant la résolution des conflits fonciers .
Il existe cependant divers questionnements sur le processus de la mise en œuvre d’une gouvernance des entités socio-écologiques dans le centre du pays. Avec le pluralisme juridique en vigueur, il pourrait y avoir divers systèmes de gouvernance locale où cohabiteront la charia et le droit coutumier au détriment du droit étatique dans les zones rurales. Ou verra-t-on s’imposer un système à plusieurs vitesses imposant le droit étatique dans les zones urbaines et le droit de la pratique dans les zones rurales ? Les moudjahidines de la Katiba Macina vont-ils tenter d’élargir leur souveraineté sur d’autres espaces ? La négociation reste une question d’interprétation multiple. Certains pensent qu’une mauvaise paix vaut mieux qu’une bonne guerre et que les rapports de force évoluent en faveur des djihadsites qui s’implantent de plus en plus sur des grandes parties du territoire national, surtout au centre et récemment dans le sud du pays. La négociation peut apparaître comme une solution temporaire en attendant de conquérir une certaine souveraineté de l’Etat malien. Les nouveaux mécanismes de médiation doivent s’adapter et s’ajuster au fur et à mesure dans un contexte de mutation des crises avec la guerre asymétrique. Il faudrait explorer des voies et mécanismes (justice transitionnelle, mesures de réparation, approche adaptée d’insertion des acteurs insurrectionnels dans le processus de développement communautaire, processus de réintégration).
Comme l’a si bien dit Réné Rémond : « Comprendre son temps est impossible à qui ignore tout du passé, être un contemporain c’est aussi avoir conscience des héritages consentis ou contestés. Etudier hier en fonction d’aujourd’hui et même de demain.»
Boubacar BA, Directeur - Centre d’analyse sur la Gouvernance et la Sécurité au Sahel (CAGS)
2 December 2021